LE MONDE 🔵 « L’amour des villes, ou comment se retrouver ? »
Je ne saurais dire ce qui me rend le plus heureux : marcher dans une ville que je ne connais pas, ou marcher dans une ville que je Âconnais bien. Plaisirs jumeaux, sans doute : dans les deux cas, on cherche Ă se retrouver tout en se laissant surprendre. Se retrouver les yeux fermĂ©s, en faisant confiance Ă la mĂ©moire des pas perdus pour trouver son chemin, ou au contraire se livrer corps et âme Ă ce plaisir suprĂŞmement ÂcivilisĂ© dont parlait Walter Benjamin : l’art de se perdre dans une ville.
Les poètes de la déambulation urbaine le savent bien, captifs amoureux de ce cœur des villes qui ne bat que pour nous, et dont on cherche pourtant à fuir l’emprise. Comment faire, sinon en se laissant gagner par ce que Jacques Réda, immense écrivain de cet enchantement que ménagent la flânerie urbaine et l’improvisation dans le jazz, appelait « la liberté des rues » ? Puisque, si je ne retrouve pas mon chemin, ou si c’est le chemin qui me retrouve malgré moi, c’est peut-être parce que les rues, elles, sont libres de s’ébattre pour nous ménager des surprises.
Jacques Réda vient de nous quitter. « J’ai cessé de croire que je circule au gré de ma fantaisie. Je ne pense pas davantage obéir, en circulant, à quelque plan préétabli pour me guider ou pour me perdre », écrit-il dans La Liberté des rues (Gallimard, 1997). Cette phrase accompagne celles et ceux qui réfléchissent à la manière d’écrire l’histoire urbaine aujourd’hui. Car ce qui les y amène est, le plus souvent, et fort banalement, l’amour des villes.
Or, qu’est-ce qui les rend si aimables ? Pour le savoir, encore faudrait-il comprendre ce qu’elles sont. Les gĂ©ographes de l’urbain admettent aujourd’hui qu’une ville ne se dĂ©finit pas plus par un seuil dĂ©mographique qu’elle ne se distingue par la forme de son gouvernement ou de son cadre monumental. Ce qui la caractĂ©rise serait plutĂ´t un certain rapport spatial entre la densitĂ© de l’habitat et la diversitĂ© de ceux qui la façonnent en l’habitant. Une telle dĂ©finition permet en retour de mieux comprendre ce que l’on dĂ©teste lorsqu’on fait mine – et c’est une pose ÂlittĂ©raire des plus traditionnelles, depuis PĂ©trarque au moins – de haĂŻr la ville.
Un engagement citoyen
Pour rejeter la cohue, on dira : « il y a trop de monde » – et ce qu’il faudrait alors y reconnaĂ®tre, c’est un dĂ©goĂ»t du « tout-monde » au sens d’Edouard Glissant (1928-2011), soit le refus de cette ÂpluralitĂ© discontinue de singularitĂ©s oĂą « la totalitĂ© vit de ses propres dĂ©tails ». Or, cette rancĹ“ur vis-Ă -vis d’une scène urbaine oĂą se rapprochent les diffĂ©rences est porteuse d’un programme politique de sĂ©paration. Et c’est aussi un thème classique de la sociologie urbaine depuis un siècle, en particulier de ce que l’on a appelĂ© l’école de Chicago, que de comprendre en quoi l’étalement urbain, parce qu’il Ă©tire les solidaritĂ©s et provoque les cassures de la sĂ©grĂ©gation, blesse l’idĂ©e mĂŞme d’urbanitĂ©.
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