FRANCE INFO 🔵 « Giovanni Falcone » de Roberto Saviano : requiem somptueux en mémoire du grand juge anti-mafia
Roberto Saviano revient avec son livre le plus vertigineux depuis « Gomorra ». Une vaste enquête de 600 pages consacrée au combat du juge Falcone, assassiné en 1992 par Cosa Nostra. Monumental.
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S’il manquait encore une place dans la littérature où le souvenir du juge Falcone continuerait de palpiter pour les décennies futures, un peu plus de trente ans après sa mort dans l’explosion de sa voiture sur l’autoroute de Palerme, Roberto Saviano vient assurément de la lui offrir. L’auteur de Gomorra le fait de façon magistrale entre les pages de son dernier livre, Giovanni Falcone, qui paraît jeudi 6 février aux éditions Gallimard, traduit de l’italien par Laura Brignon.
L’histoire : Palerme 1982. Branle-bas de combat dans les banques siciliennes. Le juge d’instruction Giovanni Falcone exige la transmission de tous les bordereaux de change établis par les établissements de crédit depuis janvier 1975. Depuis quelques années qu’il a commencé à traquer la mafia sicilienne, il a compris que la seule façon d’en finir avec « les acquittements collectifs pour manque de preuves », était de retracer les circuits de l’argent sale. Indices irréfutables des trafics de drogue des gros bonnets siciliens. À l’aide d’un quarteron de magistrats intrépides et d’une poignée d’enquêteurs entièrement dévoués à ce combat, Falcone constituera patiemment un dossier d’instruction béton qui aboutira en 1987 au plus grand procès de la pègre que l’Italie n’ait jamais connu, le « maxi-procès », condamnant plus de 346 mafieux à des peines lourdes, modifiant durablement les lois de la république italienne. Une croisade qui déclenchera irrémédiablement le compte à rebours de son terrible assassinat…
Dans cette vaste enquête aux allures de danse macabre hallucinée menée de main de maître par un romancier en apnée, le destin tragique de l’enfant terrible du pool anti-mafia de Palerme se confond dans un récit labyrinthique, ultra-documenté, avec deux décennies de lutte acharnée contre les soldats de Cosa Nostra et les élites corrompues au plus haut sommet de l’État. Mais il ne s’agit pas que de cela. Ce livre constitue aussi un acte de mémoire à la beauté sombre pour se souvenir de l’histoire d’un homme seul au courage immense. « Se souvenir avec le cœur », au sens de ricordare, selon le verbe employé par Saviano à la Foire du livre de Turin où il est venu présenter son livre en 2022.
Il y parvient de façon terriblement efficace tout au long des chapitres dont l’architecture mêle les grandes étapes de la traque de Cosa Nostra, reconstituant la mosaïque géante de la pieuvre sicilienne depuis l’après-guerre, et des moments plus intimes, « pour nous faire sentir au plus près de Falcone », de son quotidien sous escorte, rongé par la peur. Falcone instruisant jour et nuit au milieu de ses compagnons, magistrats, procureurs, enquêteurs, tous tombés les uns après les autres sous les rafales de kalachnikov, dans cette folle course de relais. « Si l’un de nous tombe, son enquête ne tombe pas avec lui. Si l’un de nous tombe, on sait qu’il a passé le témoin avant. »
Et ce qui frappe dans ce combat si déséquilibré entre la force du droit d’un côté et le déchaînement de violence armée de l’autre, c’est qu’à aucun moment, ni la peur, ni la litanie de cadavres, ni les tentatives de déstabilisation ne réussissent à le détourner de son but. Transformer l’Italie, la débarrasser d’une culture, d’une logique sous emprise criminelle et le faire grâce à la loi. Pourtant, les dernières années, Falcone confiera à ses proches qu’il n’est plus qu’un « cadavre ambulant », une « étoile morte », notamment après l’attentat raté de l’été 1989 où la découverte d’explosifs sur son lieu de villégiature manque de peu de l’anéantir, lui et sa femme. « Voilà ce que devient sa vie : une absence. (…) Il est absent des lieux, absent à la joie et aussi absent à la souffrance. Souffrir par contumace, souffrir à moitié. Souffrir pour toujours. »
Parmi les hypothèses les plus convaincantes qui expliquent comment l’assassinat du juge Falcone a pu se produire, un jour de printemps 1992, Roberto Saviano semble privilégier la théorie de l’encerclement. Après le maxi-procès, Falcone se retrouve de plus en plus isolé à Palerme. Ses victoires judiciaires, son insolente notoriété, son projet de super-parquet anti-mafia qui était sur le point de coordonner la lutte au niveau national, lui créent de plus en plus d’ennemis dans toutes les sphères. Une « combinaison fatale, à savoir qu’à la fois, il est devenu trop dangereux, mais qu’on peut le tuer parce qu’il est isolé. »
À partir de là, le chef suprême de Cosa Nostra, Toto Riina, condamné à perpétuité dans le maxi-procès, va lâcher les chiens. Le 23 mai 1992, sur l’autoroute de Palerme à la jonction de Capaci, une gigantesque explosion de 500 kg de TNT souffle la voiture de Giovanni Falcone. Le magistrat, son épouse et trois gardes du corps sont tués sur le coup. L’Italie est sous le choc.
Encore aujourd’hui, le mythe Falcone demeure intact et son héritage majeur. Méthodes d’instruction, parquet national anti-mafia, création du statut de collaborateur de justice pour les repentis ou encore la loi 41 bis, adoptée après sa mort, qui condamne à l’isolement total les mafieux le plus dangereux, son action a clairement révolutionné l’exercice de la justice transalpine. Pour autant, son legs le plus précieux se niche peut-être dans une conviction très simple énoncée peu de temps avant sa mort et encore aujourd’hui sur toutes les lèvres, en Italie, chaque 23 mai : « Les hommes passent, les idées restent, restent leurs tensions morales qui continueront de marcher sur les jambes d’autres hommes. »
« Giovanni Falcone » de Roberto Saviano, traduit de l’italien par Laura Brignon, 608 pages, éditions Gallimard, 25 euros.
Extrait : « La peur est une amie de longue date. Il était procureur à Marsala quand, en novembre 1967, il a reçu les premières cartes postales ornées de croix et de cercueils : une sorte de rite de passage pour les petits nouveaux, un baptême inévitable pour tout magistrat amené à enquêter sur la mafia. Au moment d’accepter un poste, certains comptent les kilomètres entre leur domicile et leur bureau, d’autres les morts qui les ont précédés. Pour pouvoir s’asseoir dans certains fauteuils, il faut d’abord pousser les corps de tous ceux qui, avant soi, ont payé cette place de leur vie. » (page 69)