FRANCE 24 🔵 Massacre de Thiaroye : pour les enfants de tirailleurs, une reconnaissance au goût amer
La plupart ont appris la nouvelle par voie de presse. Et elle fait plutôt l’effet d’une bombe. Dans une interview accordée à France 2 jeudi 28 novembre, le président sénégalais Bassirou Diomaye Faye a déclaré qu’Emmanuel Macron avait officiellement reconnu le « massacre » de Thiaroye survenu le 1er décembre 1944. L’annonce, confirmée par l’AFP, intervient à trois jours des commémorations du 80e anniversaire de cet événement qui embarrasse tant l’֤État français.
« C’est un premier pas très important, estime Maïté Renan, fille de Doudou Diallo, tirailleur sénégalais condamné à une peine de prison en 1945 après le massacre et décédé en 2000. On est passé du qualificatif de ‘rébellion’ ou ‘d’insoumission’ à la reconnaissance que ces personnes ont été victimes, au moins d’une bavure. Je pense que cette reconnaissance aurait été quelque chose d’important pour mon père. »
« Il manque des informations, soit cachées, soit perdues »
Fin 1944, alors que des milliers de tirailleurs africains, qui ont combattu avec les troupes françaises lors de la Seconde Guerre mondiale en Europe, sont rapatriés au Sénégal, une partie demande le paiement des arriérés de soldes militaires impayés. Entre 1 300 et 1 600 soldats, originaires du Sénégal, du Mali, Burkina Faso, du Niger, du Sénégal, et de la Côte d’Ivoire, sont démobilisés au camp de Thiaroye, à 15 kilomètres à l’est de Dakar. Les autorités françaises refusent de payer. Entre les tirailleurs et les autorités françaises, la tension monte. Au petit matin, le 1er décembre, un millier de soldats africains encadrés par 120 officiers français et plusieurs blindés prennent position autour de la base pour mater ce qui sera longtemps considéré comme une mutinerie. Vers 9 h 30, les automitrailleuses font feu sur la foule.
80 ans plus tard, plusieurs zones d’ombres autour de la fusillade demeurent : combien de tirailleurs étaient présents ? Qui a tiré le premier ? Combien y a-t-il eu de victimes ? Et surtout, le massacre était-il prémédité ? Après des décennies de silence, François Hollande a officiellement reconnu en octobre 2012 « une répression sanglante », provoquant la mort de 35 soldats « qui s’étaient battus pour la France ». Mais pour les descendants de tirailleurs, c’est bien un « massacre » qui a eu lieu ce jour-là . Les historiens spécialistes du sujet estiment d’ailleurs que le bilan de la fusillade se situe davantage autour de 400 morts, notamment en raison du nombre de cartouches, 500, tirées ce jour-là .
« Il y a toujours des doutes sur le nombre de morts, explique Émilien Abibou, petit-fils d’Antoine Abibou, tirailleur condamné à 10 ans de prison après le massacre de Thiaroye. On n’a pas retrouvé les comptes, les listes de ceux qui avaient été rapatriés, qui est mort, qui a été blessé… Quelques archives sont caviardées et il faudrait réussir à les lire. Il manque des informations, soit cachées, soit perdues. »
Tensions avec les autorités sénégalaises
Pour l’historienne Armelle Mabon, l’évolution de la position de la France s’explique par la volonté de Bassirou Diomaye Faye de faire bouger les lignes : « Pour l’instant, cette reconnaissance reste enrobée par les mots ‘confrontations’, ‘enchaînement des faits’, donc ce n’est pas encore très fort. Ils ont été contraints de lâcher le mot ‘massacre’ pour anticiper l’interview », analyse celle qui vient de consacrer un livre à ce sujet : « Le massacre de Thiaroye – 1er décembre 1944 Histoire d’un mensonge d’État » (éditions du passager clandestin).
Fils d’Antoine Abibou, Yves, estime que le gouvernement français doit aller au bout de son geste : « Ce serait intelligent de la part du gouvernement français de tourner cette page et donc d’assumer ce massacre, un mensonge d’État et une manipulation des archives. Il est temps d’accorder à ceux qui le réclament une réparation, y compris aux tirailleurs des autres campagnes coloniales françaises. Certains sont encore maltraités aujourd’hui alors qu’ils réclament juste un accès au soin, de la dignité, à 90 ans. » « M. Macron, vous devez agir. J’ai assez attendu, je suis quasi aveugle et mon corps me lâche », avait notamment pressé le fils de tirailleur Biram Senghor, 86 ans, dans les colonnes du Monde.
L’État français est en effet accusé par les historiens et par le gouvernement sénégalais de Bassirou Diomaye Faye, d’empêcher l’accès aux archives sur le massacre de Thiaroye. Vendredi 1er novembre, le Premier ministre sénégalais Ousmane Sonko a de nouveau exigé d’y avoir accès : « Que [la France] nous donne les archives de Thiaroye 44 ». Si la France assure avoir remis l’intégralité de ses archives à l’issue du voyage officiel de François Hollande au Sénégal, en 2014, l’historien sénégalais Mamadou Diouf a récemment déploré dans une interview à La Croix que les autorités françaises « refusent de dresser la liste des archives relatives au massacre, d’autoriser leur consultation, d’indiquer précisément si les documents remis par le président Hollande représentent la totalité des archives détenues par la France. »
« Il y a urgence si l’on veut s’approcher de la vérité »
« Il y a encore beaucoup d’obstructions à la manifestation de la vérité, confirme l’historienne Armelle Mabon. L’État français a rejeté la proposition émise par la Cour européenne des droits de l’homme de rembourser à Biram Sanghor les sommes spoliées. »
Les chercheurs demandent notamment l’autorisation de mener des fouilles archéologiques dans les fosses communes de Thiaroye. « Un historien sénégalais l’avait demandé dès 2006 mais n’a jamais eu gain de cause, regrette Armelle Mabon. On nous dit qu’il faut faire attention. Mais on a construit un bassin de rétention d’eau juste à côté des dalles, ce qui n’est pas bon du tout pour les fouilles. Il y a urgence si l’on veut s’approcher de la vérité. »
Il y a quelques jours, à l’initiative du député LFI Aurélien Taché, plus d’une centaines de députés, issus de sept groupes parlementaires, ont demandé l’ouverture d’une commission parlementaire pour faire la lumière sur le massacre de Thiaroye. Si l’on attend trop, prévient Yves Abibou, « ce ne sont pas les gens qui vont disparaître, mais les archives ».