FRANCE 24 🔵 France : face à une administration défaillante, des travailleurs étrangers victimes de nombreux abus

Rendez-vous impossibles Ă obtenir, dĂ©lais interminables, bugs informatiques… L’ONG Amnesty International estime que les dysfonctionnements de l’État français lors du renouvellement des titres de sĂ©jour exposent les personnes Ă©trangères Ă des conditions de travail prĂ©caires et abusives. Dans un rapport paru mercredi 5 novembre, l’ONG dĂ©taille les failles de l’administration française permettant Ă des employeurs malveillants de profiter de ces personnes.
« Les abus recensés comprennent le vol de salaire, des heures de travail prolongées, des conditions de travail dangereuses et de multiples cas de violences commises par les employeurs·euses, en particulier pour des motifs raciaux, y compris des violences physiques et le harcèlement sexuel », liste Amnesty international.
L’ONG a recueilli de nombreux tĂ©moignages faisant Ă©tat d’abus touchant des travailleurs migrants, originaires notamment du Mali, de CĂ´te d’Ivoire, de Gambie, d’Angola, du Cameroun, de RĂ©publique dĂ©mocratique du Congo, d’Inde ou encore du Sri Lanka, fragilisĂ©s par la prĂ©caritĂ© de leur titre de sĂ©jour. La plupart sont employĂ©s dans des secteurs essentiels de l’Ă©conomie française : bâtiment, aide Ă domicile, travail en Ehpad, nettoyage, restauration…
Si les demandes de renouvellement de cartes de sĂ©jour doivent ĂŞtre effectuĂ©es dans un dĂ©lai prĂ©cis – entre deux et quatre mois avant l’expiration de la carte prĂ©cĂ©dente –, le droit français ne prĂ©voit aucun mĂ©canisme contraignant les prĂ©fectures Ă respecter un temps maximum d’instruction.
De l’aveu mĂŞme de l’administration, nombre de demandes de renouvellement sont traitĂ©es au-delĂ du dĂ©lai de quatre mois, bien qu’elles aboutissent finalement Ă la dĂ©livrance du titre de sĂ©jour. Or, selon les tĂ©moignages recueillis par Amnesty International et les entretiens menĂ©s avec des avocats, ainsi que des acteurs associatifs et syndicaux, ces dĂ©lais peuvent s’Ă©tendre de deux mois Ă près de trois ans. Soit un temps d’attente et d’incertitude qui peut, dans certains cas, dĂ©passer la durĂ©e de validitĂ© de la carte de sĂ©jour demandĂ©e.
« Je ne pouvais pas payer le loyer »
Si Nadia, aide Ă domicile ivoirienne interrogĂ©e par Amnesty, s’Ă©vertue Ă faire ses dĂ©marches administratives en temps et en heure, la vie de cette mère cĂ©libataire bascule en 2022 lorsqu’elle effectue une demande de renouvellement de carte de sĂ©jour. EnvoyĂ© Ă temps et dans les règles, son dossier n’est pas traitĂ©. Nadia reçoit alors un document provisoire valide pendant trois mois, qui finit par expirer sans qu’elle ne parvienne Ă obtenir de rĂ©ponse Ă sa demande de titre de sĂ©jour, toujours en cours de traitement.
« J’ai fait la demande de renouvellement [du document provisoire] », raconte-t-elle, « pendant un an et demi, tous les jours, tous les jours, j’ai relancĂ© [la prĂ©fecture], en ligne, par tĂ©lĂ©phone. Je m’y suis prĂ©sentĂ©e je ne sais combien de fois, ils me connaissent tous lĂ -bas maintenant. Mais sans convocation, on ne m’a jamais laissĂ©e rentrer. »
La jeune femme se retrouve en situation irrĂ©gulière et perd son emploi d’auxiliaire de vie. Les aides sociales pour sa fille sont coupĂ©es. Du jour au lendemain, elles se retrouvent sans ressources, ce qui met Nadia dans l’incapacitĂ© de payer la nourriture, le loyer et les factures.
« Je ne m’en sortais pas. Je n’avais pas de quoi habiller ma fille, pas de quoi la nourrir. On dĂ©pendait des dons aux associations. J’avais peur d’ĂŞtre expulsĂ©e de mon appartement parce que je ne pouvais pas payer le loyer. Plusieurs fois, l’Ă©lectricitĂ© a failli ĂŞtre coupĂ©e mais heureusement, des amis ont payĂ© pour moi », poursuit Nadia, qui regrette d’avoir eu Ă demander de l’aide, car ce n’est pas dans ses habitudes.
Ă€ lire aussiAide mĂ©dicale d’État : un projet de rĂ©forme menace des femmes sans papiers dĂ©jĂ vulnĂ©rables
Comme pour Nadia, dans les cas de perte de carte de sĂ©jour, les choses peuvent basculer très vite, explique Amnesty International. « Ce sont des vies bouleversĂ©es, hachĂ©es, parfois brisĂ©es. Imaginez : vous avez suivi toutes les règles, envoyĂ© votre dossier de renouvellement de carte de sĂ©jour dans les temps, vous n’avez aucune nouvelle et les portes des prĂ©fectures vous sont fermĂ©es. Votre carte de sĂ©jour prĂ©cĂ©dente expire, vous devenez du jour au lendemain sans-papiers. Dans ce grand silence de l’administration, vous perdez tout : emploi, ressources, droit de rĂ©sider et travailler dans le pays oĂą vous vivez depuis parfois des annĂ©es », souligne Anne Savinel-Barras, prĂ©sidente d’Amnesty International France.
Obtenir un rendez-vous en ligne, un cauchemar
Depuis la mise en place progressive de la dĂ©matĂ©rialisation, qui s’est accĂ©lĂ©rĂ©e avec la pandĂ©mie de Covid-19 en 2020, il n’est plus possible, dans la plupart des prĂ©fectures, de se rendre au guichet pour prendre rendez-vous. Ceux-ci doivent ĂŞtre pris en ligne, sur le site de l’Administration numĂ©rique pour les Ă©trangers en France (Anef), oĂą les crĂ©neaux disponibles sont proposĂ©s Ă intervalles rĂ©guliers. Mais ces sites sont saturĂ©s et les crĂ©neaux disparaissent dans les minutes qui suivent leur mise en ligne. Les personnes Ă©trangères dont le rĂ©cĂ©pissĂ© arrive Ă expiration peuvent ainsi mettre des semaines, voire des mois, Ă obtenir un rendez-vous et se retrouvent prises au piège sans possibilitĂ© d’obtenir de rĂ©ponse, ni de parler Ă quiconque.
C’est le cas d’Hicham. IntĂ©rimaire dans le bâtiment, il alterne depuis dix ans entre cartes de sĂ©jour temporaires et rĂ©cĂ©pissĂ©s dans l’attente d’un renouvellement. Ces dernières annĂ©es, ce travailleur malien s’est retrouvĂ© Ă plusieurs reprises sans-papiers, faute de pouvoir obtenir un rendez-vous avant l’expiration d’un rĂ©cĂ©pissĂ©. MalgrĂ© l’aide d’un syndicaliste qui tente rĂ©gulièrement depuis des mois de lui rĂ©server un crĂ©neau en ligne, aucune date ne lui a Ă©tĂ© proposĂ©e.
À écouter sur RFIArnaques au titre de séjour
« Grande précarité administrative »
Dans d’autres cas, indique le rapport, le dĂ©lai entre la demande en ligne de renouvellement du document provisoire dĂ©livrĂ© dans l’attente de la carte de sĂ©jour et l’envoi d’une convocation en prĂ©fecture pour rĂ©cupĂ©rer le nouveau rĂ©cĂ©pissĂ© est tel que le document initial expire.
Après plus de deux mois sans rĂ©cĂ©pissĂ©, Abdoul Aziz Sall obtient finalement un document provisoire de six mois. Lorsque celui-ci arrive Ă Ă©chĂ©ance, la prĂ©fecture lui indique que sa carte de sĂ©jour Ă©tait disponible depuis longtemps, sans jamais l’en avoir informĂ© auparavant. Le temps d’obtenir un rendez-vous pour la rĂ©cupĂ©rer, son rĂ©cĂ©pissĂ© expire et ses missions d’intĂ©rim sont suspendues. Plus de quatre semaines plus tard, quand Abdoul Aziz Sall rĂ©cupère enfin sa carte Ă la prĂ©fecture, elle n’est plus valide que quelques mois. « [Le temps que] tu ailles Ă PĂ´le Emploi [France Travail] faire la dĂ©claration de situation, [que tu fasses] les dĂ©marches Ă la CAF [Caisse d’allocations familiales], la SĂ©cu [SĂ©curitĂ© sociale], pour pouvoir avoir tes aides, ton chĂ´mage, pour payer ton loyer, [ces six mois] sont dĂ©jĂ partis », dĂ©clare le travailleur sĂ©nĂ©galais.
Amnesty alerte sur un système de carte de sĂ©jour trop court, qui permet en thĂ©orie aux travailleurs Ă©trangers de rester en France jusqu’Ă quatre ans, mais souvent moins longtemps dans la pratique. « Le maintien sous cartes de sĂ©jour courtes induit une grande prĂ©caritĂ© administrative, chaque demande de renouvellement impliquant son lot de conditions, de justificatifs Ă fournir, d’attente et d’incertitude », regrette l’ONG, pour qui cette prĂ©caritĂ© administrative est Ă l’origine des abus – qui ne peuvent donc ĂŞtre imputĂ©s uniquement Ă des employeurs sans scrupules.
Selon Amnesty, la durĂ©e courte des cartes de sĂ©jour et les difficultĂ©s de renouvellement limitent la capacitĂ© pour les migrants de dĂ©noncer les Ă©ventuels abus de leurs employeurs. Ils n’ont d’autre choix que de se taire pour garder leur travail, malgrĂ© des situations d’abus ou de violences extrĂŞmes.
Impossible de se défendre
Parmi les personnes interrogĂ©es, l’ONG a relevĂ© des cas de non-versement des salaires, de non-respect des horaires de travail, mais aussi de violences racistes rĂ©pĂ©tĂ©es.
Ali, ressortissant indien, dĂ©crit un travail sous pression constante de ses supĂ©rieurs dans une chaĂ®ne multinationale, oĂą il prĂ©pare des sandwichs. « La charge de travail Ă©tait trop importante et nous devions travailler très vite. Parfois, ils nous criaient dessus pour que nous travaillions plus vite. [… Les responsables] nous criaient dessus, nous insultaient. Parfois, ils utilisaient le mot ‘connard’, mais ils nous insultaient surtout parce que nous Ă©tions Ă©trangers, [en raison de] notre couleur de peau. Ils nous disaient des choses comme ‘Vous n’ĂŞtes pas beaux’, ‘Vous venez d’un autre pays, donc vous n’avez aucun droit' », confie-t-il Ă Amnesty.
Ă€ voir aussiObtenir un titre de sĂ©jour en France : l’impossible rendez-vous
Titulaire d’une carte de sĂ©jour d’un an, Ali explique qu’il lui Ă©tait impossible de rĂ©agir ou de se dĂ©fendre. « Ils nous menaçaient de nous licencier », dit-il. « Et nous, nous avions besoin de [cet emploi] pour renouveler nos papiers. »
« Pour obtenir une carte de sĂ©jour, le demandeur ou la demandeuse doit disposer d’une autorisation de travail, dĂ©livrĂ©e par la prĂ©fecture Ă la demande de l’employeur·e. Mais pour obtenir une autorisation de travail, le demandeur ou la demandeuse doit disposer d’une carte de sĂ©jour. Sans surprise, ce cercle vicieux entraĂ®ne des violations des droits des travailleuses et travailleurs Ă©trangers. Nombre de travailleuses et travailleurs n’ont d’autre choix que de supporter des conditions de travail difficiles et dangereuses », souligne Amnesty.
« Des décennies de politiques migratoires restrictives »
Pour l’ONG, ces violations des droits humains envers les travailleurs migrants sont loin de se limiter Ă des cas isolĂ©s d’employeurs sans scrupule. Elles sont « systĂ©matiques et structurelles ». Le rapport conclut que ces abus trouvent leur origine dans la prĂ©caritĂ© du statut juridique des travailleurs, et sont « accentuĂ©s par des dĂ©cennies de politiques migratoires restrictives » qu’illustre le « système de cartes de sĂ©jour dĂ©libĂ©rĂ©ment prĂ©caires ».
Les dysfonctionnements du tĂ©lĂ©service de l’Anef et les retards persistants des prĂ©fectures mettent en Ă©vidence la nature systĂ©mique de ce problème. MalgrĂ© une dĂ©cision du Conseil d’État favorable aux associations en 2022 et des alertes rĂ©pĂ©tĂ©es de la DĂ©fenseure des droits, les dispositifs de substitution restent insuffisants et mal appliquĂ©s.
Fin mars, dix associations françaises ont saisi une nouvelle fois le Conseil d’État pour dĂ©noncer les dysfonctionnements « massifs et rĂ©currents » de l’Anef.
InterrogĂ©e par nos confrères d’InfoMigrants Ă la mĂŞme pĂ©riode, la Direction gĂ©nĂ©rale des Ă©trangers en France (DGEF) – qui dĂ©pend du ministère de l’IntĂ©rieur et est Ă l’initiative de l’Anef – disait ĂŞtre consciente de l’impact de ces dysfonctionnements et travailler d’arrache-pied Ă leur rĂ©solution. « Le système de remontĂ©e des bugs a Ă©tĂ© mieux organisĂ© au cours de 2024 », avait avancĂ© une source de la DGEF.
Pour Amnesty, l’urgence est de simplifier les dĂ©marches administratives et de garantir la fiabilitĂ© des procĂ©dures, afin que les travailleurs Ă©trangers disposent d’un statut stable. Il s’agit Ă©galement de mettre en place un titre de sĂ©jour durable, assorti de droits effectifs, pour les protĂ©ger de manière pĂ©renne contre l’exploitation et les dĂ©rives.
